JEAN-PIERRE JACOB
Le pays winye est situé dans le centre-ouest du Burkina Faso. Il comprend une série de communautés installées dans la partie sud-est et sur la rive droite de la boucle du Mouhoun (ex-Volta noire), et sur les deux rives du Petit-Balé, un affluent du Grand-Balé (lui-même affluent du Mouhoun). Son peuplement actuel n’est pas antérieur à la fin du XVIIe siècle. Il est constitué de groupes d’origine ethnique diverse (surtout des Gurunsi – Nuna, Sisala, Phuo – mais aussi des Dagara, des Bwa, des Marka, des Peul, des Mossi…) qui se sont fondus progressivement dans un même moule linguistique et culturel : le winye. Au niveau mytho-historique, la langue winye est considérée comme le résultat des interactions langagières entre un homme sisala et sa femme phuo (ou d’ascendance phuo par la ligne maternelle), ce que les linguistes confirment à leur manière, puisque le winye est classé comme une langue plus proche de l’isala et du phuo que de toute autre langue faisant partie du groupe gurunsi (qui comprend également le kasena, le lela, le nuni…).
La région est constituée aujourd’hui d’un nombre relativement restreint de collectivités – dix-neuf –, formant une ethnie jeune et peu nombreuse (environ 30 000 personnes), unie par la langue, des institutions communes (culte de la terre, des masques…) et les références à quelques villages anciens (abandonnés ou existants). L’aire d’influence du groupe s’exerce également sur une dizaine de villages limitrophes – bwa, marka ou nuna – avec lesquels les Winye entretiennent des relations économiques, rituelles et matrimoniales.
Le pays winye est divisé en deux par le Petit-Balé (Son), du nord au sud. La rivière constitue une frontière symbolique puisque les richesses ne circulent pas librement entre ses deux rives : toutes les choses « fécondes » (femmes enceintes, œufs, récoltes, productions artisanales, fétiches) doivent être aspergées de son eau avant d’être admises à traverser. Les Winye de la zone comprise entre la rive droite du Mouhoun et la rive gauche du Petit-Balé viennent soit du sud (pays phuo, dagara) soit du sud-est, du groupe nuna situé sur la rive gauche du Mouhoun (région de Zawara, Sili, Bouly, Pano), soit du nord (pays marka, nuna). Ils traverseront le fleuve pour fuir des guerres dont ils situent les causes dans les dissensions internes aux groupes auxquels ils appartiennent. Pour s’installer, ils contactent d’abord le village de Kienbõ et y séjournent même parfois, ce village, installé à proximité de la rive droite du Mouhoun, étant tenu comme le plus ancien de la zone (il disparaîtra dans les années 1910, à cause de la trypanosomiase). Il est reconnu comme tuteur par la majorité des communautés installées. Les différents groupements humains s’éloignent ainsi progressivement du fleuve et repoussent la forêt en direction du nord-ouest et du sud-ouest, en s’établissant à proximité de marigots et de rivières non pérennes. C’est de leurs contacts avec le village de Kienbõ, que les différents groupes disent adopter progressivement la langue winye, langue réputée n’être parlée au départ que par les seuls habitants de ce village. Cette zone comporte le nombre de villages winye le plus important (15) et son désenclavement est ancien : on y trouve les plus grands marchés (marchés de Boromo, Solobuly, Danduo…) et une route commerciale reliant Djenné à Kumasi la traverse au début XIXe siècle (elle passe par les villages de Sombou, Boromo, Wako, Kalembuly, Kwena). Au XVIIIe siècle, l’exploitation aurifère des sites environnant Poura (rive gauche du Mouhoun proche de Boromo) est importante. Elle a une influence sur la migration massive de lignages nuna, dagara, bwa, phuo, bobo jula sur la rive droite du Mouhoun.
Les quatre villages winye de la rive droite du Petit-Balé sont également d’origine ethnique très diverse. La colonisation de la zone provient soit du flux de populations bwa du Kademba qui émigrent vers l’est —on retrouve des communautés bwa jusque sur la rive gauche du Mouhoun, dans la région de Poura, Fara—, soit de groupes venus du nord —pays marka—, soit venus du sud —dagara— soit encore des groupes originellement installés sur la rive gauche du Petit-Balé. Actuellement, le tutorat foncier sur l’ensemble des communautés situées entre la rive droite du Petit-Balé à l’est et les premiers gros villages bwa (Bagassi, Pompoï) ou marka (Datomo) à l’ouest est revendiqué par trois lignages winye, les Ganou et Aka installés à Kwena pour le nord, (villages winye de Koupelo et Souboye) et les Boudo installés à Nanou pour le sud (villages bwa de Vi, Pahin, Kayo, Saïrou et Banou).
L’ensemble des établissements humains winye, qu’ils soient situés sur la rive gauche ou sur la rive droite du Petit-Balé, luttent pour leur survie pendant tout le XIXe siècle et la première partie du XXe siècle et beaucoup ne résistent pas aux épreuves. Dans le contexte des guerres du XIXe et du début XXe siècles (razzias des « Peul noirs » vers 1820, jihad de Mamadou Karantao en 1860 razzias des Zarma de Babato vers 1885, guerre des Marka [meke yo] en 1915-1916) notamment, des villages entiers disparaissent corps et biens, des individus sont sommés de choisir entre la mort ou le marché aux esclaves, des familles entières sont déplacées ou brisées par les flux et reflux incessants des migrations forcées. Ces « grandes » guerres qui leur sont imposées permettent la réaffirmation des alliances entre communautés puisqu’une fois les chefs de guerre de chacune de ces zones mis en difficulté (pendant le jihad de Karantao notamment), de nombreux villages se portent mutuellement assistance (envoi de guerriers, accueil de réfugiés…) et ce, quelle que soit leur situation de part et d’autre du Petit-Balé. De cette époque date l’homogénéisation ethnique et le renforcement des systèmes d’alliance entre les chefferies de terre des différents villages à envergure véritablement régionale. Par ailleurs, entre ces grandes guerres, les Winye poursuivent de leur pleine initiative de plus petits conflits inter et intravillageois. Les conflits intervillageois sont provoqués par le vol —très fréquent— de femmes mariées entre villages dont les chefferies de terre ne sont pas alliées. Les conflits internes sont déclenchés, au nom de l’honneur, par des leaders de factions qui s’opposent au pouvoir local (chef de terre et chef de village). Cette contestation des pouvoirs est une constante dans la société et elle se traduit par de nombreuses conduites de défection (exit options). En cas de désaccord avec les autorités en place, les individus ou les sous-groupes changent de patronyme (donc d’appartenance), migrent vers d’autres villages (notamment chez leurs oncles maternels ou les beaux-frères chez lesquels ils peuvent toujours trouver de la terre) ou créent de nouvelles communautés, du moins tant que l’abondance des ressources le leur permet.
Les influences culturelles
Conformément à l’origine extrêmement diverse du peuplement et à la jeunesse de l’ethnie, les institutions et les coutumes winye peuvent être rapprochées de celles d’autres sociétés environnantes, plus anciennes. On peut identifier, au hasard des informations collectées sur d’autres groupes (au travers de lectures ou des récits d’informateurs winye soumis grâce aux voyages et du fait de l’exiguïté de l’espace ethnique propre à des exercices de comparatisme permanents), plusieurs « paquets » correspondant à des aspects divers de la vie sociale et des coutumes locales : chefferie de terre, rites saisonniers, rites funéraires, rites liés à la naissance, scarifications… Il est possible de distinguer entre les situations d’influences (une coutume usitée dans une société plus ancienne repérable avec des modifications diverses chez les Winye, comme l’influence mossi dans les coutumes de la chefferie de terre et les rites saisonniers, l’influence mandé dans les levées de deuil et nuna pour les masques) et les espaces de partage d’une même coutume par différentes ethnies voisines (dagara/lobi/pho pour les rites liés à la naissance et les cultes de chasse ou marka/bwa pour les scarifications). La liste n’est pas exhaustive. Il est probable que les coutumes musulmanes ont influencé certaines conceptions winye, comme la pratique des offrandes –zakat–, le fait de se déchausser à l’entrée des lieux de culte, les vocalises des femmes à certaines occasions cérémonielles, les déplacements publics dans le sens inverse des aiguilles d’une montre… La société winye, suivant son positionnement géographique dans l’espace national, apparaît bien comme le lieu de transition entre les sociétés de l’Est (Mossi, Nuna) et les sociétés de l’Ouest marquées par l’influence mandé.
L’occupation rituelle et pratique de l’espace
Un homme qui s’est aventuré assez loin dans une zone inconnue repère un poste de chasse caractérisé par l’abondance de son gibier (et donc de l’eau). L’homme, séduit par l’intérêt du lieu, retourne chez lui et revient avec des parents et le projet de fonder une communauté, parfois pressé par l’insécurité ou les dissensions dans sa communauté d’origine. Ensemble, ils s’efforcent d’identifier un premier culte à la brousse et pour ce faire pratiquent un test, qui consiste à enfoncer dans un endroit non défriché (révélé par divination) un piquet enduit de « médicaments ». Si les génies du lieu acceptent la présence des hommes et décident de faire alliance avec le fondateur, le piquet reste intouché. Si le piquet est arraché après trois nuits c’est que les génies sont hostiles et les hommes doivent renoncer à leur projet d’installation. Si le piquet n’a pas été arraché, les hommes installent leurs huttes d’habitation en branchage (les mêmes qu’on trouve actuellement sur les champs de brousse) et cultivent leurs premiers champs (d’abord des cultures « basses » —haricot, arachide, pois de terre—, puis des cultures « hautes » —mils—). On pratique à ce premier autel de brousse, dès qu’on en a les moyens un sacrifice de mouton ou de bœuf qui a pour objectif de rendre la terre favorable au projet d’habitation des hommes et à lui faire accepter la souillure et la chaleur inhérentes aux activités auxquels ils se livrent (rapports sexuels, enterrement de placentas, de cadavres, cuissons de nourritures épicées, désordres divers…).
Ce sacrifice, qui n’est jamais réitéré, va permettre aux habitants de construire leurs premières maisons en banco, construites un peu à l’écart du culte de la brousse, si bien que s’impose l’identification d’une antenne de l’autel de la brousse à proximité de cet embryon de village, de manière à pouvoir procéder sans trop avoir à se déplacer à des sacrifices urgents. Dans ces premiers temps de l’histoire du peuplement, les déplacements en brousse peuvent être rendus impossibles par l’insécurité. Il se produit ainsi une spécialisation, le culte de la brousse original demeurant le destinataire des « gros » sacrifices (de « quatre pattes » : chèvre notamment) tandis que l’antenne est le destinataire des sacrifices urgents, où l’on offre surtout des « deux pattes » (volaille) et des promesses d’offrandes (par dépôt de cendre). C’est cette antenne qui deviendra l’autel de terre.
L’emplacement a été choisi parce que les devins ont déterminé qu’il s’agissait d’un lieu ayant une vocation ancienne de rencontres animées et pacifiques entre des populations diversifiées de non humains (ce sont d’anciens lieux de marché ou de places publiques des génies), dont le village des hommes qui va s’installer doit s’efforcer d’imiter les qualités. Le choix du lieu est confirmé par une ordalie (« test de poulets »). Le fondateur installe cet autel de la terre, dont l’influence est considérée comme déterminante dans le peuplement de l’établissement humain. Il faut attirer du monde dans l’embryon de village, pour le faire grossir et rendre plus sûre l’implantation humaine. On y enterre des objets qui sont des biens sacrés, hérités des ancêtres, qui constituent les principes de la fertilité du village. On y pratique ensuite un sacrifice de bœuf. Il s’agit de faire de la terre une sorte de fétiche qui a « une bouche et des oreilles », une bouche pour manger les offrandes sacrificielles et des oreilles pour écouter les requêtes. La terre est considérée comme un bloc d’énergie massive mais plein d’inertie et c’est ce sacrifice de bœuf, puis les offrandes qui vont y être faites périodiquement, qui vont permettre au fondateur —puis aux chefs de terre qui vont lui succéder— de la « commander », de la stimuler pour qu’elle s’échauffe, nourrisse les hommes en parcourant les cycles saisonniers, les attire, les protège, les sanctionne le cas échéant. L’autel de la terre est l’autel où l’on « attache » la pluie en début de campagne agricole en lui demandant de rester et où on la « libère » pour qu’elle ne fasse plus de dégâts lorsque les récoltes sont à point. Au fur et à mesure que l’établissement humain grandit, on crée des champs de brousse, qui à la différence des champs de village, continuent d’être, en co-partage avec les hommes, la possession des génies de la brousse (ce qui explique les interdits qui y subsistent). Le rôle des aînés, réunis dans un conseil des anciens autour du chef de terre, est entre autres de s’assurer que la combinaison unique, d’idées, de savoir-faire et d’efforts, qui a mené à la création et au progrès de l’établissement humain et de l’environnement humanisé qui se développe à partir de son centre (l’autel de la terre), preuve très littérale de sa « fécondité » —c’est-à-dire de sa capacité à porter des fruits et des relations— est reconnue, rappelée régulièrement, protégée de tout usage illégitime et justement compensée pour son exploitation. Ils ont pour se conforter dans l’idée du caractère exceptionnel du processus ayant mené à la conservation et au progrès de leur propre communauté (preuve qu’elle est bien poussée par un savoir-faire efficace qui a permis d’en révéler la force fécondante), l’exemple moins heureux des dizaines de communautés avoisinantes, disparues dans les guerres, les razzias ou les épidémies.
Théorie de la personne, chasse et rites funéraires
Les spécialistes de la société winye la caractérise souvent comme une société sans initiation. Dans les faits, il existe des initiations à divers cultes (masques, divination, culte anti-sorcellaire…) mais il est vrai qu’elles ne concernent jamais tout le monde. Le système d’initiation collectif organisé autour de la chasse a disparu depuis une bonne quarantaine d’années, du fait de l’extinction du gros gibier (lions, léopards) ou de la prohibition de sa chasse (éléphants). Cela constitue un handicap certain pour l’anthropologue dans la mesure où certains indices nous laissent penser que l’initiation à la chasse était conçue en stades et comportait donc un cycle initiatique qui produisaient les hommes socialisés dont la société avait besoin (futurs responsables de cultes et devins), les grands moments de ce cycle initiatique correspondant aux grands moments du cycle des rituels agraires à effets sous-régionaux, pour l’ensemble de villages associés pour les battues collectives autour d’un même culte de chasse. Aujourd’hui, chaque chef de terre organise pour sa communauté les rituels agraires indispensables pour faire venir puis arrêter la pluie, ouvrir et fermer la culture des champs de brousse, consacrer la production de l’année et la rendre consommable, chasser l’impureté…
Les seules occasions d’entr’apercevoir le caractère fondateur de la chasse dans l’univers symbolique winye sont les levées de deuil et notamment les parties de ces rituels qui concernent les aînés masculins (chaque rite de levée de deuil est l’occasion de célébrer les funérailles de 7 membres d’une même famille, 3 hommes et 4 femmes). Elles mettent en scène une âme (celle du défunt) qui n’a pas encore été capturée : elle ère en brousse depuis l’enterrement survenu juste après le décès, des années avant qu’on puisse organiser une levée de deuil, qui demande des moyens importants. Lors de ce rituel, cette âme est mise en situation de devenir maître de chasse et d’organiser une dernière battue en brousse en guidant les chasseurs vers le gibier. Celui-ci une fois tué est ramené triomphalement au village, la ronde animée et bruyante des chasseurs entraînant dans son sillage l’âme du défunt, flattée par les honneurs qui lui sont faits et qui accepte finalement de rejoindre ses ancêtres, à l’issue d’une initiation pendant laquelle un masque important appartenant aux oncles maternels du défunt lui apprend à marcher dans le sens des aiguilles d’une montre (sens qui est associé dans beaucoup de sociétés d’Afrique, au monde des ancêtres et des esprits). Car c’est seulement lorsqu’elle aura rejoint ses ancêtres que l’âme pourra être mise au service de ses descendants et leur apporter des bienfaits. Lors des levées de deuil, ce n’est pas seulement l’âme du défunt mais également son corps et tout ce qui y a été attaché, tout ce qui s’est imprégné de lui (comme les habits) qui est traité. Pendant les cérémonies, le corps est acheté aux griots au travers de don d’argent et d’animaux, afin qu’il ne soit pas maltraité par eux car c’est seulement lorsque le corps n’a pas été maltraité, que l’âme peut être mise au service des hommes. Les Winye expliquent en effet qu’avant le rituel des levées de deuil, il y eut un temps où les griots s’emparaient des cadavres pour les manger. Or, selon leurs conceptions, pour qu’il y ait une âme, il faut qu’on ait enfoui un corps intact dans la terre lors de l’enterrement. Le corps est le témoignage indispensable d’une âme qui reste vivante. On traite aussi les habits du défunt, et on achète aussi des habits pour compléter et faire des cadeaux généreux aux griots et à tous ceux qui sont présents. Le corps du défunt est donc transformé en argent, en animaux que tout le monde mange et les habits dont ce corps se vêtait sont transformés en habits que tout le monde va porter. La purification du mort, c’est-à-dire son élévation au statut d’ancêtre passe par son partage en centaines de morceaux qui vont servir à habiller et à sustenter les vivants.
Note complémentaire sur ce projet
En mai 1985, pour photographier une cérémonie de levée de deuil importante organisée pour célébrer un aîné, ancien chef de terre et membre influent d’un lignage possesseur d’un culte de chasse à l’éléphant dans le village winye de Wibõ, au sud du pays, j’avais fait appel à Guy Piacentino, fondateur à Genève de l’association Devimage, pour la promotion de l’image numérique. Il en avait ramené de très belles images. Malheureusement, à l’époque, mes connaissances anthropologiques ne me permettaient pas de décoder ce que nous apercevions sur ces photos et le sens global qu’avait le rituel auquel nous avions assisté. Plus de 30 ans plus tard, et après des enquêtes qui se poursuivent encore, j’ai suffisamment amélioré mes connaissances sur la société winye pour être en état de leur fournir un commentaire adéquat. Leur publication sera également un moyen de rendre hommage au talent de Guy, décédé en 2007.