Les Na de Lijiazui

PASCALE-MARIE MILAN

C’est dans les montagnes froides du Sichuan (Liangshan) en Chine, à une cinquantaine de kilomètres de la très médiatique région du lac Lugu, que l’auteure a mené une ethnographie au plus près des Na. Plus de deux ans de terrain lui ont permis un accès privilégié à l’envers du tissu social.

L’immersion dans la vie ordinaire vécue par les Na et la participation aux diverses activités quotidiennes ont permis à l’auteure de se défaire de l’exotique anthropologique qui entoure les explications que l’on donne généralement à propos du groupe. Ainsi, les chants, les danses, les mythes, les rites, l’entraide et l’échange sont autant de fenêtres sur les affects et les logiques du système de pensée Na. Ils permettent d’évaluer les pratiques contextualisées d’après les justifications qu’en donnent les villageois pris dans des contraintes historiques, économiques, politiques et idéologiques.

PRÉSENTATION DES NA PAR PASCALE-MARIE MILAN, AUTEURE DE LA PUBLICATION

Les Na habitent des territoires aux contreforts de l’Himalaya, à la frontière du Sichuan et du Yunnan : le lac Lugu, la plaine de Yongning, les monts Liangshan, le district de Ninglang. Ils sont plus connus aujourd’hui sous le nom de Mosuo, malgré le fait qu’ils constituent un groupe disparate au regard des déclinaisons sémantiques que prennent les ethnonymes historiques (Nazé, Nari, Nahing, Naru) [1]. Largement discutés par les anthropologues du fait de leur système de parenté matrilinéaire et de leur résidence matrilocale, ils font figure de cas singulier dans le paysage ethnologique parce qu’ils ne se marient pas et pratiquent une union sexuelle libre : le Séssé [2]. L’organisation sociale en matriclan confère aux Mosuo certaines particularités, qui ne se retrouvent plus aujourd’hui chez leurs voisins Naxi de Lijiang, comme la transmission des biens et la filiation par les femmes.


Jeunes filles na portant une coiffe de laine et de perles confectionnée par leurs aînées. Photo Pascale-Marie Milan, 2013.

Les Na dans les écrits
Des Na, on connaît une histoire qui remonte aux profondeurs de la Chine impériale, via une longue tradition écrite consignée dans les annales administratives chinoises. On sait entre autres que les régions peuplées par les Na sont le fruit d’une migration des plateaux du Qinghai. Certains diront qu’ils semblent avoir été cités pour la première fois dans ces annales sous la Dynastie des Han orientaux (Dong Han, 25-220) dans des récits relatant la supériorité des femmes et le matrilignage dans la région [3] ; d’autres, que les premiers écrits datent de 225, avec l’apparition dans les annales chinoises de l’ethnonyme Mo-sha pour se référer aux habitants de la région de Yanyuan [4] ; on trouve encore des traces d’eux sous la dynastie des Tang (618-907) [5]. Quelques sources provenant d’explorateurs ou de missionnaires les caricaturent [6], mais ce n’est que dans la volonté de contrôler les minorités, avec le lancement du projet de classification qui débuta en 1956 pour les Na, que l’étude systématique du groupe commença. Ils échappèrent pendant longtemps au contrôle administratif historique de la Chine impériale [7], parce que situés dans des territoires escarpés et difficiles d’accès [8]. Malgré ces sources, l’histoire même des Na, telle qu’ils l’ont vécue, reste couverte d’un voile d’obscurité, car il n’existe aucune source écrite endogène. Les Na sont en effet un peuple sans écriture qui se transmet une histoire orale depuis des siècles via mythes et chants.
Considérés comme une population « primitive », « non civilisée » et « exotique » par les Chinois, ils se sont vu attribuer le statut de Minzu, en étant catégorisés officiellement en 1958 comme Naxi, durant l’entreprise de classification ethnique.

Le Séssé

La majorité des Na pratiquent l’union sexuelle du Séssé qui consiste en la visite nocturne des hommes chez les femmes non consanguines. Vécu de manière furtive, le Séssé est une modalité de vie sexuelle, non contractuelle, non obligatoire et non exclusive [9] qui s’inscrit dans le système de parenté matrilinéaire Na, au point de prévoir à la fois le principe et le fondement des valeurs culturelles qui donnent un sens à la vie des Mosuo [10]. C’est un mode d’identification historiquement dominant « pratiqué par tous les Na » [11].

La région du lac Lugu, fortement exposée aux regards suite à une mise en tourisme spectaculaire [12], concentre les principales recherches sur le groupe. Pourtant, les Na sont dispersés géographiquement. Ils peuplent également la région du Sichuan des monts Liangshan et plus particulièrement le conté autonome tibétain de Muli dans l’arrière-pays du lac Lugu. Ces Na dispersés dans des villages de montagnes, sont catégorisés officiellement comme Mongols comme dans le village de Lijiazui où j’ai effectué mes recherches. Les Nazé de Lijiazui s’auto attribuent différentes images dont celle de détenteurs d’une certaine « tradition », contrairement à leurs voisins du lac Lugu qui se nomment aujourd’hui Mosuo. Leur riche littérature orale, du fait d’une sinisation toujours grandissante, est en perdition. Devenus minoritaires au fil du temps dans la région, ils se trouvent confrontés à différentes pressions (économiques, politiques, écologiques, etc.) résultant des diverses interactions et des reconfigurations sociales.

Le Séssé, pratique historique, pivot de la société na [13] reste encore au principe de ce qui permet aux Nazé de faire société et de définir une ethnicité singulière. La pratique s’explique au travers d’un éventail de mythes et de chants qui tendent à s’oublier au regard d’une forte sinisation et d’une volonté de l’État chinois de réécrire ces mythes et chants parfois jugés indécents [14]. Face à cette menace, il était urgent de recueillir ce corpus au moyen de supports audio-visuels (enregistrements, vidéos, etc.). Il était également nécessaire de documenter et d’analyser cette pratique grâce à l’observation, des entretiens et des photographies, sans pour autant entrer dans une caricature idéale typique, comme cela a pu être fait au lac Lugu, et qui a largement servi l’entreprise touristique pour garantir la bigarrure locale.

Cette pratique s’accompagne de rites de passage qui ont été mis en lumière, contextualisés et situés. Ainsi, le passage à l’âge adulte, les naissances, la fin de la vie sexuelle sont autant de rites qui rythment la vie des Nazé de Guabieka. Ils ont été documentés et analysés, au titre qu’ils s’inscrivent dans la vie sociale et symbolique et permettent l’ethnographie des mœurs locales.


Deux enfants na et leur tante. Photo Pascale-Marie Milan, 2013.

Objectifs de l’étude
Cette étude vise donc, via une littérature préexistante axée principalement sur les Na/ Mosuo du lac Lugu, dans la lignée des travaux d’anthropologues – Eileen Walsh, Cai Hua, ChuanKang Shih, Christine Mathieu… – à alimenter les données sur les Na, en dehors de la région médiatisée du lac Lugu. Elle vise à une compréhension des interactions et des structures locales qui permettent de maintenir pérenne le tissu social Nazé.

NOTES

[1] Ces déclinaisons proviennent de la richesse du langage oral Na (Michaud, 2008).
[2] Cai 1997, Shih 2000, 2001, 2010.
[3] Cai 1997, p. 14.
[4] Yanyuan est un bourg situé à l’est du lac Lugu dans la province du Sichuan, au cœur des monts Liangshan où Stevan Harell a conduit nombre de recherches. Mathieu, 2003, p. xxi.
[5] McKhann 1995, p. 48 ; Shih, 2010, p. 23.
[6] Cordier 1908 ; Rock 1947.
[7] Cette affirmation est à relativiser étant donné les rapports complexes entre Naxi et Mosuo. Toujours est-il que les Mosuo auraient été moins enclins à la sinisation du fait d’une difficulté d’accès à la région du lac Lugu qui est aujourd’hui toujours marquée par des contraintes climatiques (éboulements, neige…).
[8] Cai 1997, pp. 51-52 ; Mathieu 2003, p. 2.
[9] Shih 2000, p. 697.
[10] Shih, 2000, p. 701.
[11] Cai Hua 1997, p. 143.
[12] Walsh 2005.
[13] Shih 2000, p. 701.
[14] Trebinjac 2008.