Les Jiye du Soudan du Sud

GUSTAAF VERSWIJVER

Ce livre se concentre sur les Jiye et leurs voisins les plus proches, les Toposa. Le peuple jiye ne compte pas plus de 8000 personnes, ce qui fait de lui l’un des plus petits groupes dans cette région du Soudan du Sud. Cette société particulièrement solide a survécu, pendant les deux siècles de son existence, à des périodes de sécheresse et de famine extrêmes, à de graves épizooties et à des raids dévastateurs lancés par ses voisins plus puissants. Peu de changements sont survenus depuis…

Habituellement nommée « La grande soif », la partie sud-est du Soudan du Sud – pays le plus récent au monde – est une région isolée, sujette à des chutes de pluie annuelles basses et surtout incertaines. Les premiers explorateurs occidentaux à la fin du XIXe et au début du XXe siècle ont parcouru la région précipitamment d’un point d’eau à un autre en ne s’arrêtant que rarement pour apprendre à connaître ses habitants. Les Jiye, les Toposa, les Murle et les Nyangatom demeurent relativement peu connus. Bien que des ONG aient commencé à travailler dans la région, peu d’attention est accordée à la diversité culturelle et à la structure sociale de ces sociétés agro-pastorales.

PRÉSENTATION DES JIYE DU SOUDAN DU SUD PAR GUSTAAF VERSWIJVER

Les Jiye sont un peuple pastoral, qui fait partie du groupe dit des Karamojong, ensemble de sociétés qui se reconnaissent une tradition d’origine commune, parlent des dialectes d’une même langue, pratiquent des modes de vie comparables et possèdent (dans l’ensemble) des institutions sociales similaires.


Un garçon avec un petit troupeau de bétail. Photo Kyra Verswijver.

Ils sont voisins des Nyangatom et des Toposa (au sud), deux groupes culturellement et linguistiquement très proches, et des Murle (au nord), un peu moins proches. Depuis au moins un siècle maintenant, l’habitat des Jiye se situe pour l’essentiel dans les environs des collines de Kassangor, à la frontière entre les districts de Kapoeta et de Jonglei (province d’Equatoria-Oriental, Soudan du Sud). Les informations dont on dispose sur la population jiye sont rares et contradictoires. L’OMS avance le chiffre de 52 000 habitants au total, mais c’est clairement une surestimation. M’étant personnellement rendu dans tous les principaux villages jiye durant de brèves enquêtes ethnographiques menées entre 2006 et 2009, j’estime que la population totale ne dépasse pas 12 000 personnes. C’est donc un petit groupe entouré par des populations démographiquement beaucoup plus nombreuses (Toposa : 180 000 ; Nyangatom : 25 000 ; Murle : 80 000). On ne sait presque rien de leur histoire, sauf qu’ils se sont séparés des Jie de l’Ouganda à un moment au XVIIIe siècle. Aucune recherche n’a jamais été menée sur les Jiye du Soudan. En fait, jusqu’à très récemment, l’administration soudanaise ne considérait pas les Jiye comme un peuple à part entière ; elle les rattachait aux Toposa.

La culture jiye menacée

Les Jiye ont beaucoup souffert des conséquences de la seconde guerre civile au Soudan (1983-2005), notamment parce que leur territoire se situe au croisement entre les zones occupées par les armées du Nord et du Sud. De plus, la multiplication des périodes de sécheresse chez les Turkana du nord-ouest du Kenya a eu des incidences sur les Jiye. Les attaques de plus en plus nombreuses qu’ils subissent de la part de leurs voisins du nord, les Toposa, sont le résultat d’un effet de domino : les Turkana repoussent les Toposa, qui eux-mêmes repoussent les Jiye, qui sont alors repoussés vers le territoire des Murle. En même temps, du fait d’un accroissement démographique rapide, les Toposa se déplacent toujours plus nombreux vers l’est et s’installent autour des collines de Moruankipi. L’établissement récent de trois missions dans cette région a provoqué un effet d’attraction supplémentaire. Actuellement, les Toposa empêchent les Jiye d’accéder à la région de la rivière Kurun, qui est l’une de leurs zones de pâturage les plus importantes. Les effets de la guerre civile et les attaques constantes par les puissants Toposa ont affaibli les Jiye, dont le mode de subsistance – selon une étude de 2002 – a profondément changé entre 1983 et 2002 : en effet, par rapport à avant la seconde guerre civile soudanaise, les Jiye ont commencé à dépendre davantage de la chasse (+ 20%) et moins de l’élevage (- 15%).


Le mouvement lors d’une migration saisonnière. Photo Kyra Verswijver.

Depuis quelques décennies, la pression exercée sur les Jiye a provoqué une fracture territoriale, deux sections de la population ayant quitté leur habitat traditionnel pour chercher refuge dans une région appelée Boma, dominée par les Murle du Soudan. Ces « émigrations » temporaires sont des formes d’adaptation courantes qui permettent de faire face à des périodes de difficultés extrêmes, et ce que l’on sait des Jiye montre qu’ils avaient l’habitude de se rapprocher temporairement de Boma chaque fois qu’ils étaient frappés par la sécheresse, et qu’ils retournaient ensuite sur leur territoire principal quand la situation se stabilisait. Les choses ont changé, car certains Jiye qui ont migré vivent maintenant dans la région de Boma depuis une dizaine d’année. Il est clair que ces Jiye, bien qu’exploités par les Murle, préfèrent une alliance avec ces derniers, culturellement et linguistiquement éloignés d’eux, plutôt qu’avec les Toposa, plus proches. Les deux autres sections territoriales jiye, au sud des collines de Kassangor, sont sur le point d’être intégrées aux Toposa, « Jiye par le clan mais Toposa par la tribu ». La position de faiblesse des Jiye est aggravée par la politique locale, car les Toposa et les Murle ont le contrôle de l’administration locale et, par conséquent, de toute forme d’aide qui peut être apportée à la région.
En bref, il est clair que la culture des Jiye connaît des mutations rapides et que leur identité est compromise à terme, d’autant que ce processus est encouragé par les instances politiques au niveau national.


Travail du sorgho devant la hutte résidentielle (avec les greniers au fond). Photo Martine de Roeck.